IDÉOLOGIE
PUBLICITAIRE
ET DÉCROISSANCE SOUTENABLE
VERS L'HOMO FRUGALIS
La société de consommation est aveugle, il n’est pas de croissance infinie possible sur une planète dont les ressources sont limitées. Nous risquons d’avoir épuisé la majeure partie des ressources de la Terre avant 2050. Les pollutions déséquilibrent le climat, et la biodiversité s’effondre.
La société de consommation engendre un pillage : 20% de la population de la planète, les pays riches, consomment 80 % des ressources planétaires. Notre niveau de consommation a un coût : l’esclavage économique de populations entières.
La société de consommation est mortifère, elle réduit l’humain à une seule dimension : consommateur. Elle nie nos dimensions politique, culturelle, philosophique, poétique ou spirituelle qui sont l’essence même de notre humanité.
Nous devons nous libérer de l’obscurantisme qui consiste à croire dans la toute-puissance de la science et à nous déresponsabiliser en espérant en la technique. La science repose sur le doute et non sur la foi. L’espoir est de réanimer notre conscience et de traduire nos idées au quotidien dans nos actions.
Comprendre
L
e chemin vers la décroissance soutenable, raisonnée, impose de comprendre les mécanismes de la société de consommation dans laquelle nous vivons, afin de mieux prendre ses distances avec un système qui conduit la planète à sa perte.L'idéologie publicitaire
mercantile est le reflet et le vecteur de cette société.
Examinons les attitudes compulsives, les schémas mentaux
que la publicité a
ancrés dans nos têtes, en ayant conscience que c'est tout un système
économique et idéologique.
L’aspiration à une société de frugalité exige l’examen de ce qui lui est contraire, la société de consommation, c’est-à-dire de sur-consommation, dont l’idéologie publicitaire est à la fois le reflet et le vecteur. Car ce qui pousse à consommer, ce n’est pas simplement la somme des publicités prises isolément à un instant donné : c’est avant tout un système, système économique certes, mais aussi système essentiellement idéologique. Or, il nous sera impossible de vivre dans un autre système, - j’entends la société de frugalité, sans abandonner les conduites réflexes créées par le système actuel, c’est-à-dire les schémas mentaux et attitudes compulsives de la « bête à consommer » que la publicité a ancrés au plus profond de notre être.
I/ Grands traits de l’idéologie publicitaire
1- Mythologie de progrès qu'on arrête
pas
2- Sur-activation du besoin
3- Appel au mimétisme collectif
4- Culte du produit-héros
5- Promesse d'un bonheur programmé
6- Activation de la pulsion consommatrice
7- Perversion des valeurs humanistes
II/ Ligne de conduite pour une décroissance raisonnable
1- Réhabiliter l'immobilisme
2- Réapprendre le désir
3- Savoir dire non
4- Désacraliser le produit-héros
5- Oser les joies invisibles
6- Éradiquer les pulsions consommatrices
7- Réhabiliter les valeurs humanistes
I/ Non à la publicité qui crée le besoin
Commençons donc par faire le ménage. Il s’agit d’examiner les lignes de
forces idéologiques développées par la publicité, que celles-ci lui soient
spécifiques ou qu’elles reflètent plus globalement l’idéologie moderniste
(religion de la technique, dogme de la communication, etc.). Grosso modo, on
peut dégager sept traits fondamentaux :
1/ La mythologie du progrès-qu’on-n’arrête-pas
Celle-ci ne cesse de faire
croire que la consommation est sans limite, et que son essor est la preuve même
que nous ne cessons de progresser :
- Elle nous dit que tout changement est un progrès ; que tout progrès ne peut
résulter que d’un changement. Il faut donc changer pour changer. Votre téléphone
va changer de numéro ; alors, changez de téléphone. Éternel éloge du
nouveau ; disqualification du vieux. Il est interdit de vieillir. Emploi des
mots « innovant », « avancé » et de leurs synonymes : être à la mode, être
« tendance », être à la pointe de, aller toujours plus loin, plus vite, etc.
- Elle nous appâte sans cesse d’un « plus » ou d’un « mieux », d’un
« toujours mieux » qui se traduit par un « toujours plus ». L’accumulation
de choses prend alors le prétexte de l’innovation et l’amélioration. Le
qualitatif cautionne le quantitatif, de même que le quantitatif se présente
comme seul critère du qualitatif (cf. la dénaturation du mot « croissance »,
réduit à une mesure purement quantitative, celle du PIB). Cette mythologie
globale du « progrès », non seulement légitime, mais amplifie le règne
d’une consommation illimitée.
2/ La sur-activation du besoin
C'est le besoin de besoins,
l’envie, l’envie d’envies, le « désir
» et le désir de désirs, présentés comme la nature même du citoyen normal.
C’est le cas en particulier de la sexualisation des produits, qui sert à les
naturaliser comme « désirables ». C’est le cas général de l’ensemble
des publicités, qui font semblant de « répondre » à nos besoins pour nous
faire croire que nous les avons.
Ce faisant, elle pose le dangereux axiome selon
lequel tout « besoin » est un droit. J’ai même entendu certains
publicitaires déclarer que l’homme normal aimant être manipulé, la
manipulation est légitime parce qu’elle « répond à un besoin » ! Comme le
viol, sans doute, qui répond au désir d’être violé(e) ; comme la pédophilie,
sans doute aussi, qui répond chez l’enfant au besoin de se sentir
pédophilisé,
etc. ! Cette exacerbation du besoin et de la libido consommatrice aboutit à
deux impasses :
- Saturer : tuer l’envie, qui n’a plus la force de se satisfaire (à tel
point qu’un centre commercial arbore ce slogan : « Je n’ai d’envie que si
l’on m’en donne » (Parly 2) ;
- Frustrer : frustrer matériellement, puisqu’il y a toujours de nouveaux
produits semblant répondre toujours mieux à nos nouveaux désirs ; frustrer
immatériellement, puisque nos aspirations profondes, réduites à des besoins,
ne peuvent pas être satisfaites sur le mode du besoin. Nous sommes saturés de
besoins satisfaits qui nous laissent dans l’insatisfaction. Mais voilà : la
frustration est motrice. Motrice à condition que le moteur même soit perpétuellement
relancé, sous peine de retomber dans la saturation… D’où :
3/ L'appel au mimétisme collectif
L’appel au consensus terrorisant, c’est-à-dire au mimétisme collectif.
Pour relancer l’envie individuelle, rien de tel que d’éveiller le désir
mimétique. D’où ces innombrables slogans clamant que tous les êtres normaux
font comme cela, que tout le monde rêve de cette consommation, que l’époque
est à tel ou tel produit, qu’il faut mimer ce grand mythe, etc. (A quoi
allez-vous ressembler cet été ? La Redoute, juin 2003). Vous êtes donc
asocial et archaïque si vous ne vous soumettez pas à la loi du grand nombre.
La consommation se veut consensuelle pour nous donner l’illusion de la
convivialité. Qu’un agrégat d’individus qui consomment en masse puissent
se prendre pour une démocratie festive, quel puissant levier commercial en
effet ! Au sein de la foule qui se croit libre, chacun oublie combien cette libération
apparente cache de servitudes aux puissances de l’Industrie, de la Technique
et de la marchandisation (« Tant qu’à subir la publicité, autant l’aimer
», « Le monde s’accélère : comment s’y préparer ? », etc.). Et dans
cette abondance commune, personne ne veut savoir combien de pillages nécessitent
ces gaspillages.
Au centre de la vie de chacun, prêt à résoudre tous les problèmes, la publicité célèbre le produit. Et comme le produit apporte tout, rien ne peut être obtenu sans lui… C’est la plus terrible des dépendances, puisque nous soumettons chaque jour notre existence à l’industrie d’autrui, en négligeant l’usage de nos capacités propres. Or, cette loi publicitaire s’étend à tout ce qui est de l’ordre des valeurs. On a ainsi le rêve-produit (il est produit par les spectacles, je le consomme, je n’ai plus à cultiver mon propre imaginaire), la beauté-produit (par les produits de beauté), la santé-produit, l’amour-produit (« La plupart des baisers s’achètent au Monoprix »), la démocratie-produit (par le consensus publicitaire), la révolution-produit (par le nouvel Omo ou la transgression des vieilles morales, etc.). Et pour finir, l’identité-produit : le règne des Marques appelant hypocritement chacun à « devenir ce qu’il est » (« Ma crème c’est tout moi », « Shopi : Tout un état d’esprit (…) pour vous guider vers les produits qui vous ressemblent »). Tout est consommable, tout est produit : terrible asservissement à la seule consommation. Avec la plus belle des excuses : c’est au nom du bonheur !
La marque identifie au groupe ! Tout adolescent sait que pour être accepté dans sa classe où son équipe, ses vêtements doivent être griffés, de grande marque à la mode, comme les autres !!
5/ Promesse d'un bonheur programmé
Un bonheur programmé, dont la carotte est le bâton. Toutes ces lignes de force débouchent en effet sur un programme de bonheur. Quel bonheur ? Celui d’un plaisir sans fin comme on parle de vis sans fin : un plaisir de l’instant (toujours ins-tan-ta-né, il ne faut pas le manquer !), un plaisir donc émietté et répétitif, un plaisir anonyme (programmé par la pub), un plaisir-oubli dans le vertige de l’instant (« Pense à ce que tu bois, écoute ta soif » ; « Laissez vos sens prendre le pouvoir »), un plaisir insatiable enfin puisque toujours menacé de finir, un plaisir idéal donc puisqu’il faut le renouveler au rythme même de la production et de l’innovation industrielle (« Le plaisir, c’est de changer de plaisir »). Mais voilà : lorsque le bonheur est placé dans l’intensité du présent, régie par le produit, comme l’instant chasse l’instant, il faut que le produit chasse le produit, et tout de suite, sous peine de mort du plaisir. L’instant est lui-même vécu comme un produit, et ce qui caractérise cet étrange produit (le « moment », le « moment fort »), c’est que sa date de péremption coïncide avec sa parution. D’où une consommation vertige, qui est consumation de soi à travers l’instant qui vous happe. C’est alors qu’on n’est jamais si bien asservi que par soi-même. Ce bonheur est tragique, mais qu’importe ! les marchands veillent : pour mieux vous faire oublier la question du Sens que masque le produit, ils vous invitent à vous précipiter dans la Cadence, dans le rythme effréné de la consommation, de ses rites et de ses fêtes. La société de consommation fait oublier le tragique de la consommation en accélérant le rythme de la consommation, de même que la croissance économique fait oublier les ravages de la croissance en appelant à toujours plus de croissance.
6/ Activation des pulsions consommatrices
Un nouvel instinct : la pulsion consommatrice. Consommer, donc, c’est consumer. Mais la très forte liaison qu’établissent les publicités entre la consommation proprement dite d’une part, et d’autre part, toutes les images de la vie, toutes les valeurs sociales, fait de la « pulsion consommatrice » l’unique forme de relation que va tisser l’enfant-consommateur avec les réalités qui l’entourent. À trois ans, on consomme le produit comme un monde, à trente ans on consomme le monde comme un produit. L’idéologie de la consommation se généralise aux images qui leur sont liées, aux spectacles médiatiques, aux stars qui se produisent, aux événements et aux journalistes qui les mettent en scène, aux politiciens qui soignent leur look, etc.., et tout ceci sur le mode de la gloutonnerie des yeux, de la boulimie de rythmes, dans une sorte d’ingestion infinie des choses et des êtres. « Croquer la vie à pleines dents. », voilà le mot d’ordre. Or, ce n’est pas là un simple schéma mental, un impératif abstrait face au monde devenu spectacle : il s’agit d’une pulsion consommatrice, instinctuelle, compulsive, viscérale ; elle réclame sa dose à toute heure, dans une sorte d’impatience chronique. D’autant plus violente que fatalement frustrée, elle proclame sans cesse : « Je le veux, je me l’offre ». Violence possessive des sociétés industrielles sur toutes les richesses de la planète, violence de l’individu formé à l’image de ces sociétés à l’égard des pays du reste du monde, de leurs ressources, de leurs travailleurs, etc.
7/ Perversion des valeurs humanistes
Destruction des
Valeurs. Si l’on se demande ce qui freine encore cette rage consommatrice,
individuelle et collective, la réponse est simple : ce sont les Valeurs, les
grandes valeurs humanistes, elles aussi personnelles et collectives. Dans ce
qu’elles ont de meilleur, les valeurs humaines tendent toutes à la mesure des
choses, à la conscience de soi, à la maîtrise des pulsions, à l’équilibre
corps-esprit (mens sana in corpore sano), à l’engagement civique, au sens de
l’ensemble, au respect de la nature et de l’humanité, à la solidarité et
au partage. Effectivement, rien de cela ne porte aux futilités de la
consommation. Pour éliminer ces redoutables freins, la rhétorique publicitaire
use alors de trois moyens, la récupération, la falsification, l’élimination
:
- La récupération : c’est le procédé le plus
fréquent. Il consiste, en
associant tel ou tel produit à telle ou telle valeur, à faire croire qu’il
suffit de consommer le produit pour s’inscrire dans l’ordre des valeurs : la
convivialité, le rêve, la démocratie, la liberté, etc. (cf. cette pub de
portable : « La Liberté, une idée qui est dans l’air. ») ; or, donner à
consommer les « valeurs », c’est le meilleur moyen de dispenser de les
vivre, en les réduisant à de simples « signes ». La valorisation des
produits est toujours une dévalorisation des valeurs.
- La falsification : la publicité détourne les valeurs en leur faisant
cautionner ce qui leur est précisément contraire. Ainsi, elle se sert de la
nature pour vanter un produit de l’industrie (plus c’est sophistiqué, plus
c’est déclaré « naturel »). Elle recourt à un précepte caritatif pour
justifier une conduite égocentrique (par exemple, le mangeur de saucisses : «
Quand on aime, on ne compte pas »). Elle mobilise le mythe révolutionnaire
pour célébrer un investissement financier (« Révolutionnez vos placements »),
ou l’idéologie de la vitesse pour justifier la non vitesse (« La vitesse,
c’est dépassé. »), etc.
- L’élimination : c’est encore le plus efficace. La plupart des vertus jugées
anciennes (et pour commencer le mot « vertu » lui-même) sont discréditées
à travers la valorisation du tout nouveau, de l’hédonisme sans entraves, de
la permissivité obligée, etc. Il est interdit de ne pas céder à « ses » désirs
(on serait « coincé »), de résister aux modes (il faut être de son temps),
de s’adonner à la vie intérieure (combat d’arrière-garde) ; il faut au
contraire s’exhiber sans cesse, se manifester par le port des marques, se
vivre soi-même comme image de marque. Dès lors, chacun « s’éclate » sans
savoir qu’il se joue la comédie du bonheur à travers les signes de sa
consommation et sa consommation de signes. L’aliénation publicitaire
triomphe. La boucle est bouclée.
Remarque : Ces sept traits de l’idéologie publicitaire ne sont évidemment pas séparables les uns des autres. Il y aurait risque à les combattre isolément, voire même l’un par l’autre, car ils font système. Ils illustrent parfaitement le type d’individu aliéné et infantile que Marcuse décrivait dans L’homme unidimensionnel : il s’agit précisément de l’homo consumens, dont les seules aptitudes critiques se limitent à des choix illusoires entre des produits apparemment distincts. C’est ce modèle que nous devons fuir dans sa globalité, y compris lorsqu’il en appelle hypocritement au consomm’acteur ou au « consommateur citoyen » (ce nouvel oxymore !)…
II/ Pour une société de frugalité :
Quelques lignes de position
Si donc l’on veut définir les quelques principes qui devraient régir une société de frugalité, la première démarche est sans doute d’inverser les traits idéologiques de la société de consommation dont je viens de faire le tableau, au risque d’apparaître joyeusement archaïque. Voici ce que cela pourrait donner, point par point.
(Contre l’idéologie du progrès) : Réhabiliter l’immobilisme !
L’homme a besoin d’enracinement, et l’on ne s’enracine pas en fonçant
sur l’asphalte. Il faut réhabiliter l’immobilisme, et si l’on éprouve vraiment
la nécessité de remuer un peu, on peut toujours tenter de… faire machine
arrière ! Contre le suivisme ambiant, il faut se rappeler que la vraie
tradition est toujours motrice, que l’innovation apparente masque souvent la répétition
du même, que l’hypermobilité liée à la gabegie des transports n’a rien
à voir avec le mouvement, et qu’il n’y a rien de plus dynamique qu’un
arbre préparant ses fruits pendant la morte saison. Il est toujours
progressiste d’être en retard dans la mauvaise voie ! Voilà ce qu’implique
l’idée de décroissance tempérée, ou si l’on préfère, l’objectif
d’une aisance partagée (car la frugalité n’est pas la pénurie). Au "bougisme" actuel, qui pousse à ne jamais se contenter d’un produit, d’un
lieu ou d’un(e) partenaire, il est bon d’opposer d’abord la force de
l’inertie. Dans toutes nos activités quotidiennes, notamment celles qui se
rapportent à l’économie domestique, la bonne règle est de ne jamais changer
que ce qui a vraiment besoin de l’être, donc de conserver tout ce qui est «
vieux » et qui fonctionne encore. Haïssons la mode du jetable, si nous ne
voulons pas être un jour jetés à notre tour. Préférons le vieil objet
fiable au nouveau produit sophistiqué. Rappelons-nous Montesquieu : le mieux
est le plus souvent l’ennemi du bien. L’abus d’une bonne chose est
toujours une mauvaise chose. C’est le cas de la consommation.
En particulier,
on prendra garde au piège des cadeaux (avec leurs emballages), à l’occasion
des fêtes : parce qu’on se croit désintéressé en « offrant », on
alimente sans vergogne la surconsommation.
La seule voie aujourd’hui du «
consommer mieux », c’est le « consommer moins ».
(Contre le besoin de besoins et l’envie d’envies) Réapprendre le Désir,
dans son émergence profonde comme dans sa limitation nécessaire. Le premier
principe est toujours de se demander quels sont réellement mes besoins, quels
sont mes désirs, et d’analyser la façon dont le monde moderne trompe mes
vrais désirs en les maquillant en faux besoins. Car le désir profond, c’est
celui qui sait attendre.
Certes, il s’agit là, pour chacun, tout un programme personnel. Mais on
rappellera tout de même que la plupart des envies que nous nommons des «
besoins » ne sont pas d’une absolue nécessité, et n’ont donc pas à être
considérés comme des droits en tant que tels. D’autre part, nos besoins ou désirs
sont souvent contradictoires : on ne peut à la fois désirer faire, et faire
faire ; être soi, et être comme tout le monde ; profiter de la consommation à
bas prix, et fustiger les salaires dérisoires des exploités du tiers monde ;
vouloir « tout » « tout de suite », chose impossible puisque ce serait
enfermer le tout dans sa partie (le « tout » dans le « tout de suite ») ; être
libres (c’est-à-dire sans dépendances excessives), et accepter les multiples
dépendances du tout-achat. C'est encore, pour une nation, être autosuffisante et
dépendre pour subsister de ses échanges avec des nations plus puissantes
(c’est donc l’idéologie du commerce comme fin en soi qui est à combattre).
Retrouver le désir dans la conscience de ses limites, - c’est cela même, la
frugalité -, cela demande d’avoir perpétuellement à l’esprit ce que coûte
d’effort et de peines la satisfaction du moindre de mes besoins (y compris le
plus naturel comme la nourriture), et à plus forte raison du moindre de mes désirs,
sachant que l’humanité existe autour de moi (et en moi), et que je dois
refuser tout ce qui, pour mon plaisir même le plus licite, contribue à
l’injustice ou au malheur d’autrui. Retrouver le désir dans sa modération,
c’est aussi savoir échapper à l’impatience de l’envie qui nie toujours
l’insertion du désir dans le Temps, comme le montre l’épisode du Petit
Prince et du Marchand de « pilules contre la soif, qui font économiser 53
minutes par semaine » : « Moi, se dit le Petit Prince, si j’avais cinquante
trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine. »
C’était l’époque où les fontaines n’étaient pas polluées…
(Contre le consensus terrorisant) Savoir dire non. Non à l’oppression du
groupe, non à l’intériorisation des envies anonymes qu’il suscite en nous.
Face à ce qui nous détruit, il est positif de "négativer". Non au fameux «
sophisme de l’inéluctable » que le « discours réaliste » prêche pour
anesthésier nos résistances. Il nous faut refuser non seulement les mode
passagères, mais le principe même de leur coercition. Désacraliser les rites
sociaux devenus de simples prétextes commerciaux. Freiner le dévergondage des
consommations. Se faire joyeusement le rabat-joie de l’euphorie publicitaire.
Abominer les promotions prétextes et les soldes-bidon : l’appât isolé de
chaque marchandise contribue toujours au piège général du système. Résister
aux mimétismes collectifs dans sa famille même, en soi comme autour de soi.
Fuir tous les engouements de type Loft Story, télévisés ou non, tous les
rassemblements de nature fanatique, qu’ils soient sportifs ou musicaux, et qui
poussent à l’éclatement ou à l’infantilisation de soi. Se souvenir de la
formule de Sénèque : « La preuve du pire, c’est la foule. » (- mais non
pas l’assemblée !).
Bien entendu, cette attitude morale exige de l’énergie morale (on disait
autrefois « de la grandeur d’âme »). Si l’on est montré du doigt, -et
nous le sommes-, il faut savoir opposer le rire de Panurge à la risée du
troupeau. Si l’on est taxé d’archaïsme, et nous le sommes, il faut se
rappeler combien c’est la peur d’être anormal qui inspire aux terroristes
de la modernité l’injure suprême : vous menez un combat d’arrière garde !
C’est vrai, d’ailleurs : nous menons un combat d’arrière garde, mais
paradoxalement ce combat se trouve être… un combat d’avenir. Car,
lorsqu’une armée est engagée dans une impasse, il faut bien que, tôt ou
tard, elle fasse demi-tour, et alors, l’arrière-garde se trouve aux
avant-postes ! Dans un futur proche, on remerciera les personnalités pionnières
qui ont montré qu’il était possible de résister et de vivre autrement…
4/ Désacraliser le produit-héros
(Contre le culte du produit) Désacraliser le produit-héros. Re-politiser
l’acte de consommer. Un produit n’est jamais une fin en soi, il n’est
jamais qu’un moyen, une forme substantielle de service rendu, par des hommes
à d’autres hommes. Il n’y a donc pas à le célébrer en tant que tel,
encore moins à en rêver ou à y enfermer sa vie. Chaque fois qu’on le peut,
préférons la solution naturelle qui dépend de nous à la solution-produit qui
nous asservit. De même, quand nous sommes amenés à « consommer »,
rappelons-nous que l’acte de consommer n’est jamais isolé, ne se limite pas
à lui-même, il implique toute une chaîne de relations humaines,
socio-politiques autant qu’économiques, il peut aider certains à vivre comme
il peut détruire des communautés entières. Ré-humaniser le produit, c’est
aussi faire prendre conscience - en aval - de ce que peuvent avoir comme conséquences
redoutables les sous-produits du produit : la société de consommation est une
société de déjection. Faire le plein nécessite de faire le vide, et de jeter
sans fin. Quand on observe tout ce qui est jeté dans nos poubelles, on peut
affirmer que nos déchetteries nous accusent. A l’inverse, l’homme frugal ne
fait du produit ni la gloire d’un jour ni le rebut du lendemain : il le
respecte simplement comme fruit du travail humain ou matière première offerte
par la nature, il récupère ce qui peut l’être, il conserve ce qui peut
encore servir, il répare et il reprise, il fait des « économies de bouts de
chandelles », selon les principes chers à ma grand’mère. Non pas dans le
sens d’une avarice sordide, mais dans un esprit altruiste de respect de la
planète et des autres civilisations.
(Contre le bonheur normalisé) Oser vivre des joies qui ne se voient pas, qui ne semblent pas « conformes » ! Ne plus craindre les interpellations d’autrui de type « comment, tu n’as pas encore cet objet, comment tu n’as pas vu ce film », etc. Oser le cérébral contre le viscéral. « Oser la sagesse » nous dit Horace (père du « Carpe diem »). Jouer l’intériorité contre l’exhibition. Refuser la fausse convivialité des ruées consommatrices. Sortir de l’économisme domestique et du règne de la marchandise. Savoir que ce que l’on fait lentement de ses mains est le plus souvent préférable à ce que l’on achète compulsivement. Se déconditionner de l’impatience du « tout tout de suite » qui aboutit toujours à instrumentaliser les autres. Savoir vivre avec des problèmes non résolus (et non solubles dans la consommation !). Quitter souvent les horizons mêmes du consumérisme militant, car cela peut encore être une aliénation que d’être obsédé par la recherche sans fin du « mieux consommer ». Réapprendre la gratuité des échanges. Être sceptique devant toute promesse de bonheur qui puisse venir d’autre chose que du Sens (ce « sens » pouvant être, devant les dons quotidiens de la nature, dans la sagesse de la saveur). Accepter enfin les manques inévitables sans les vivre comme des frustrations intolérables ! Car la frugalité à l’échelon planétaire obligera au grand partage, et si l’Occident cesse d’externaliser le labeur et la peine, il faudra bien qu’il en reprenne sa part : nous serons alors conduits à retrouver un savoir-vivre collectif de la privation (équitablement répartie, évidemment !), - sachant que toute peine peut être joyeuse quand elle est solidaire.
6/ Éradiquer les pulsions consommatrices
(Contre nos impatiences dévoratrices)
Éradiquer (ou assagir, faute de mieux)
la pulsion consommatrice. C’est le plus difficile, puisque nos modes de vie
l’ont ancrée en nous comme un nouvel instinct à la fois personnel et
collectif. Nous sommes dévorés par le besoin de dévorer. Si l’on ne peut
pas se déconditionner du jour au lendemain, au moins :
- à un premier niveau, ne pas entretenir la pulsion consommatrice des marchandises : délivrons-nous donc de « l’esprit-shopping »,
du culte de la grande surface, du lèche-vitrine des rues piétonnières, du
vertige des promotions rituelles ou de la délectation compulsive des catalogues
de vente par correspondance…
- mais en même temps, ne pas chercher à assouvir cette même pulsion dans
le domaine médiatique, dans la façon dont, sous prétexte d’information, on
se repaît de nouvelles, faits divers, événements, documents-spectacles,
spectacles-produits, bref, toutes ces formes de « consommations de signes »
censées animer la cité alors qu’elles ne font que « divertir » le citoyen.
Adieu TV, finie la drogue…
Fondamentalement, c’est à une reconquête du temps personnel que nous sommes
confrontés. Un temps qualitatif. Un temps qui cultive la lenteur et la
contemplation, en étant libéré de la pensée du produit (dans Le Meilleur des
Mondes, on n’a le droit de s’adonner qu’aux loisirs qui font consommer).
Vivre un temps qui ait du sens sans l’argent, des parcours qui aient du sens
sans carburant, et des loisirs qui chantent sans les trépidations de l’envie.
Savoir être inutile,
pour rester disponible à tout ce qui n’est pas utilitaire. Et ainsi,
retrouver l’art de « cueillir le temps présent » (Carpe diem) en
l’ouvrant à toutes les dimensions (personnelles, collectives, esthétiques,
spirituelles) d’une existence humaine, et non sur le mode tragique de la dévoration
suicidaire.
Cela implique naturellement un enracinement culturel profond, qui recueille et
revivifie nos valeurs en voie d’oubli.
7/ Réhabiliter les valeurs humanistes
(Contre l’extinction des valeurs) Remettre au premier plan les valeurs
humanistes, affirmer la primauté de ces valeurs sur tout autre objectif,
notamment technique ou économique (et non, par exemple appeler sans cesse à la
consommation pour sauvegarder la croissance, ce qui pousse à l’égocentrisme
sous prétexte de solidarité). Ces valeurs personnelles et
collectives,
lentement élaborées par notre civilisation, sont toujours là – y compris
dans la bouche de ceux qui les menacent en les subvertissant. Ce sont
globalement : la conscience, la conscience de soi bien sûr, mais aussi
la
volonté de lucidité sur toutes les réalités humaines dans leurs dimensions
tant psychologique que politique, à commencer par nos propres présupposés idéologiques.
Le courage, le courage d’être libre, le seul qui conduit à ne pas asservir
autrui. Contre la loi du bon plaisir, le sens de l’effort, de l’effort qui
n’est pas triste, celui qui permet à l’enfant de se structurer et
d’apprendre à vivre debout. Mais aussi la
modération, la seule vertu capable
de freiner nos soifs de biens ou de pouvoir. La justice bien
sûr, le sens
constant de la justice, qui exige de lutter contre tout ordre politique qui ne
se fonde pas sur la solidarité, - bref, liberté, égalité, fraternité !. Et
naturellement, pour conforter en chaque individu ces éléments d’une morale
fondamentale, la culture de l’intériorité par laquelle se construit
l’identité véritable, à mille lieux de l’identité par l’exhibition ou
de l’exacerbation des mimétismes.
Sans poursuivre une énumération qui risquerait de tourner à la facilité du
catéchisme humaniste, je ferai deux remarques :
- D’abord, rien de tout cela n’est nouveau. Mais c’est justement pour
cette raison qu’il faut le répéter ! Aucun homme, aucune civilisation ne se
crée à partir de rien. Il nous faut donc sans cesse reprendre et revivifier
notre humanisme, qui a débouché sur la déclaration des droits et des devoirs
de l’homme. Quelles que soient les transformations radicales que nous pouvons
souhaiter, nous devons savoir qu’il n’y aura pas de citoyenneté véritable,
pas de démocratie véritable, sans la transmission et la reprise incessantes de
ces valeurs, et de l’héritage culturel qui les a perpétuées jusqu’à nous,
valeurs qui demeurent à l’opposé de notre surconsommation égocentrée.
- Deuxième remarque : au cœur de cet humanisme, il y a le sentiment de
l’appartenance spirituelle de tout homme à l’humanité et de la présence
de l’humanité en tout homme, qui fonde l’éthique même, universelle et
autonome, dont le respect doit primer sur toute autre considération dans la
conduite de nos vies et l’organisation de nos sociétés. C’est ce sentiment
qui nous oblige à aller vers une société de frugalité, parce qu’il est
tout simplement indécent et immoral de se goinfrer dans notre bulle de « pays
nantis » pendant que des centaines de millions de nos frères humains crèvent
dans la misère la plus sordide.
Or, c’est bien notre double tradition judéo-chrétienne
et gréco-latine qui nous renvoie en permanence à cette évidence morale élémentaire
:
>>>>Côté judéo-chrétien : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ; « Ne
te dérobe pas à ton semblable » (dont le texte littéral serait : « Ne te dérobe
pas à ta propre chair » - l’autre fait partie de toi) ; « Si tu possèdes
une deuxième paire de chaussures et qu’un pauvre va nu-pieds, tu n’as pas
à la lui donner, mais à la lui rendre. » (Grégoire le Grand).
>>>>Côté gréco-latin : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est
étranger » (Térence). Plus près de nous : « Il y a une espèce de honte
d’être heureux à la vue de certaines misères » (La Bruyère) ; «Conduis-toi
de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta personne aussi bien que dans
la personne d’autrui comme une fin et jamais comme un moyen » (Kant) ; « Être
homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en
face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. » (Saint-Exupéry) ;
« [Chaque homme] est responsable de tous les hommes » (Sartre), etc. On
pourrait multiplier les citations !
=> Ces quelques observations ne décrivent pas la société de frugalité
elle-même, ni dans son organisation, ni dans l’évolution à suivre pour y
parvenir. Elles visent simplement à montrer quelle est l’idée de l’homme
qui devrait présider à sa mise en œuvre, et dont elle favoriserait réciproquement
l’émergence. Cet homo frugalis, à l’opposé de l’homo consumens, c’est
bien sûr l’homme pluridimensionnel. Sans attendre qu’une nouvelle société
« clefs en mains » nous soit proposée, et parallèlement à nos actions
militantes et associatives, ce modèle représente déjà une sorte d’idéal
à vivre personnellement (et interpersonnellement), quels que soient par
ailleurs les compromis auxquels nous conduit ce système même auquel nous résistons.
Idéal moral, mais aussi politique, - car si la politique est l’art
d’ordonner dans la justice la vie de la Cité, ce qui est immoral ou injuste
ne saurait être politiquement recevable
( Extrait de : http://antipub.net/cdp/index.php?menu=campagnes&sousmenu=2003jsa )